« Ces conversations qui se perdent – quel héritage anarchosyndicaliste?» | Scott Nicholas Nappalos, 2013

Le chat dans la bibliothèque – Sempé

Traduction de Lost conversations – questionning the legacy of anarchosyndicalism de Scott Nicholas Nappalos, 2013

Il y a plus d’intérêt que jamais pour les syndicats anarchosyndicalistes, leur histoire et les leçons à tirer pour l’organisation dans le contexte actuel. À son apogée, l’anarchosyndicalisme a mobilisé des millions de travailleurs sur tous les continents, à l’exception de l’Antarctique. Bien que l’expérience espagnole à travers la CNT et la révolution de 1936 se démarque, l’anarchosyndicalisme était peut-être plus fort en Amérique latine et en Asie qu’en Europe. Malgré la profondeur de ces expériences et l’intérêt d’aujourd’hui, notre connaissance de l’anarchosyndicalisme est encore faible.

L’anarchosyndicalisme est généralement caractérisé par des principes et une forme d’organisation du syndicat anarchosyndicaliste. L’accent est souvent mis sur la démocratie, la solidarité et d’autres valeurs. Les aspects formels du syndicat tels que la démocratie directe, les sections autonomes, les fédérations, l’utilisation de l’action directe, etc., sont considérés comme porteurs d’un pouvoir inhérent garantissant la société future désirée. Le problème réside partiellement dans les anarchosyndicalistes que l’on trouve facilement en anglais. Par exemple, Rudolph Rocker, l’anarchosyndicaliste allemand qui a en quelque sorte popularisé le terme, écrit :

« Pour les anarchosyndicalistes, les syndicats ouvriers sont les germes les plus féconds d’une société future, l’école élémentaire du socialisme en général. Chaque nouvelle structure sociale crée ses propres organes dans le corps de l’ancien organisme ; sans ce prérequis, toute évolution sociale est impensable. Pour eux, l’éducation socialiste ne signifie pas la participation à la politique de pouvoir de l’État national, mais l’effort pour rendre claires aux travailleurs les connexions intrinsèques entre les problèmes sociaux par l’instruction technique et le développement de leurs capacités administratives, pour les préparer à leur rôle de remodelleurs de la vie économique et leur donner l’assurance morale requise pour l’exécution de leur tâche. Aucun corps social n’est mieux adapté à cette fin que l’organisation de lutte économique des travailleurs ; elle donne une direction précise à leurs activités sociales et renforce leur résistance dans la lutte immédiate pour les nécessités de la vie et la défense de leurs droits humains. » [i]

Si vous lisez le texte classique de Rudolph Rocker sur la question de l’anarcho-syndicalisme, il se concentre largement sur ces questions et encourage à envisager les choses de cette manière. [ii] Les adversaires amicaux de l’anarcho-syndicalisme encadrent également le débat autour de cette conception, par exemple : la critique de Malatesta du syndicalisme [iii] et avec lui la droite anarchiste qui propose de ne travailler que dans les plus grandes institutions établies, ainsi que les sections anti-syndicales de l’ultra-gauche marxiste. L’idéologie est-elle pertinente ou non ? Se concentrer uniquement sur la forme suffit-il ? Dans quelle mesure la forme rend-elle le mouvement syndicaliste ou non ? Les anarchosyndicalistes d’aujourd’hui encouragent souvent cette lecture. De nombreuses publications anarchosyndicalistes mettent fréquemment leur agitation en termes de mise en place de certaines structures ou de promotion d’idées libertaires.

Un des principaux problèmes pour évaluer cela est que l’histoire de l’anarchosyndicalisme est presque perdue. Même en ce qui concerne les expériences de la CNT dans la Révolution espagnole de 1936, soit lors du sommet historique de l’anarchisme, très peu a été traduit ou même étudié [iv]. Même en regardant simplement l’Espagne, les textes clés de l’expérience espagnole n’ont jamais été traduits en anglais. Considérez que nous n’avons aucun des travaux de la Fédération ibérique des jeunes libertaires (FIJL), qui ont adopté des positions similaires à celles des Amis de Durruti, aucun des textes originaux des Mujeres Libres, aucune des publications ou discussions des Amis de Durruti, ni même les plus grandes et meilleures histoires de cette révolte. Encore pire quand on regarde d’autres expériences. En Amérique du Sud, l’anarchisme était dominant dans le mouvement ouvrier à plusieurs périodes clés, mais nous n’avons essentiellement aucun des textes originaux ni même des traductions de cette histoire.

Prenons l’exemple de la FORA d’Argentine. Même en espagnol, la plupart des textes sont épuisés et il y a peu d’études même dans la langue originale. Les textes de Lopez Arango, Santillan, Gilimon et d’autres théoriciens clés de la FORA ne sont plus disponibles en espagnol à notre connaissance et, selon nos informations, n’ont jamais été traduits, bien qu’ils aient été au cœur de l’un des milieux anarchistes les plus vastes et les plus significatifs au monde! Dans de nombreux cas, même en espagnol, les textes originaux sont épuisés, et il n’existe pas d’archive en ligne comparable à ce qui est disponible en anglais grâce à des ressources telles que libcom.org. On sait encore moins de choses ou peu est traduit d’autres mouvements anarchosyndicalistes historiquement importants tels que l’USI italienne pendant les années rouges, les anarchosyndicalistes coréens et japonais, les syndicalistes sud-africains, ou même aux États-Unis, les sections en langues étrangères de l’IWW (dont beaucoup étaient idéologiquement anarchistes).

Au-delà des problèmes liés à la langue, les anarchosyndicalistes ont eu des difficultés à transmettre leur histoire. La plupart des anarchosyndicalistes n’étaient ni riches ni éduqués dans des grandes écoles, provenant du prolétariat mondial dans une mesure différente de nombreux autres mouvements de leur époque. Comme d’autres parties de l’ultra-gauche plus large, les mouvements anarchosyndicalistes ont manqué de soutien institutionnel (que ce soit de Moscou ou du monde académique) pour reproduire leurs œuvres, comptant plutôt sur les dons et le travail volontaire des travailleurs anarchistes. Leurs trésors restent souvent cachés en partie en raison de la nature prolétarienne du mouvement, du manque de théoriciens professionnels pour cataloguer et populariser ses perspectives, et d’une pénurie de ressources pour publier et distribuer leurs œuvres. Avec ces facteurs à l’esprit, lorsque nous adoptons une approche textuelle et historique de l’anarchosyndicalisme, elle est souvent basée sur des fragments, des pièces semi-aléatoires qui ont été traduites en anglais, et plus fréquemment encore sur les préjugés de commentateurs hostiles de la gauche officielle qui étaient opposés aux courants syndicalistes.

***

L’anarchosyndicalisme est généralement accusé d’avoir été uniquement préoccupé des enjeux liés aux lieux de travail et aux hommes. Un bref examen de l’histoire vient nuancer le portrait.

L’émancipation des femmes

Mujeres Libres, une organisation de femmes membres de la CNT visant à lutter contre le patriarcat et à développer ses propres militantes, se distingue comme l’un des mouvements féministes les plus avancés de l’histoire de la gauche dans son ensemble, et l’un qui a émergé au sein de l’anarchosyndicalisme comme une tentative d’élargir ses pratiques [v]. Bien que l’éducation populaire soit un sujet relativement populaire, bien peu a été fait pour approfondir les pratiques de capacitation mises de l’avant par les Mujeres Libres.  Leur approche consistait à augmenter les capacités des militantes à intervenir dans les luttes afin de lutter contre le patriarcat. La capacitation est un élément essentiel à la lutte qui offre une vision alternative de l’éducation, éloignée des pratiques élitistes et intellectualistes.

La capacitation a également été évoquée dans les écrits de la FORA et dans les débats au sein du mouvement anarchiste argentin du début du XXe siècle, bien que je n’aie pas pu trouver de discussion approfondie à ce sujet. En Argentine et au Chili, un mouvement féministe important a émergé, produisant ses propres interventions telles que des publications anarchistes communistes féminines, des sociétés de résistance spécifiques aux femmes et des luttes menées par des femmes. L’Uruguay, l’Argentine, le Chili et le Brésil ont tous connu des expériences visant à lutter contre le patriarcat et à construire des mouvements à la fois sur le lieu de travail et dans la communauté, dirigés par des femmes anarchosyndicalistes. [vi] [vii] [viii] En Allemagne, la FAU-D a tenté de construire des ligues féminines pour l’auto-éducation [ix]. Il n’y a presque rien en anglais sur ces luttes et le matériel est difficile à trouver en espagnol, sans parler du portugais ou de l’allemand. Les anarchosyndicalistes étaient aux prises avec le patriarcat dominant de leur époque et, dans des cas clés, ils étaient créatifs en essayant de le combattre et de construire une organisation prolétarienne des femmes. Une grande partie de cette histoire n’est pas reconnue, ni même connue au sein du mouvement anarchiste, ni étudiée.

Les luttes hors du milieu de travail

C’est la même chose pour les luttes hors du lieu de travail organisées par les syndicats anarchosyndicalistes. La grève des locataires de Buenos Aires de 1907 a été dirigée par certaines des sociétés de résistance des femmes et par des femmes dirigeantes au sein de la FORA. Impliquant peut-être des dizaines de milliers de locataires, elle était principalement dirigée par la FORA et représentait l’intervention de l’organisation dans la vie sociale au-delà des murs de l’usine alors que les loyers grimpaient de façon excessive à Buenos Aires [x]. En 1931, la CNT a mené à Barcelone une grève des loyers similaire contre les logements de plus en plus chers et insalubres. [xi] Les organisations anarchosyndicalistes d’aujourd’hui participent à des luttes à l’intérieur et à l’extérieur du lieu de travail, des luttes pour le logement aux transports et aux luttes autour des prestations sociales. Des groupes comme « Seattle Solidarity » et la « Solidarity Federation » du Royaume-Uni s’inspirent de l’anarchosyndicalisme pour mener des actions dans un cadre plus large de la vie de la classe ouvrière, sans se limiter aux murs des ateliers. Loin d’être une aberration, le mouvement anarchosyndicaliste n’avait pas une position aussi nette sur la centralité du lieu de travail que certains voudraient le faire croire.

Les syndicats

L’anarchosyndicalisme est souvent accusé de mettre trop d’emphase sur les syndicats et ainsi d’avoir les défauts que tous les syndicats sont censés avoir. Encore, l’histoire vient brouiller le tout car certains des groupes appelés « anarchosyndicalistes » demeuraient en fait ambigus sur ce mot ou allaient même jusqu’à rejeter l’étiquette de syndicat. Certains écrivains et orateurs de la FORA ont critiqué les étiquettes d’« anarchosyndicaliste », ou de « syndicat » attribuées à leur organisation, préférant l’appeler « organisation ouvrière communiste anarchiste » [xii]. Au Chili, en Uruguay et en Argentine, les organisations ouvrières anarchistes étaient construites de sociétés de résistance ou d’organisations de travailleurs basées sur la localité [xiii]. Il existait des organisations distinctes de métiers, et de sociétés de résistance mixtes. Même la CGT française est apparue d’abord à partir d’une fédération des bourses du Travail, des sociétés locales de travailleurs combinant culture, éducation et entraide mutuelle. La FORA elle-même est allée jusqu’à rejeter les divisions industrielles de la société capitaliste dans leur ensemble, et du même coup, tout rôle pour les syndicats après la révolution[xiv] [xv]. L’image simple des travailleurs syndicalistes révolutionnaires essayant de construire les structures de la société future devient plus compliquée quand on gratte un peu.

Si on y réfléchit, c’est logique. Tout mouvement qui regroupe des millions de personnes aura en son sein une richesse d’expériences et de perspectives conflictuelles qui rendent difficile l’application de cadres étroits. Cette histoire et ces débats au sein du mouvement anarchosyndicaliste ont largement été perdus et ignorés. Ses ennemis peuvent donc réduire sa portée et le caricaturer en un économisme ouvrier naïf.

Bien que les exemples plus hauts soient eux-mêmes limités, ils nous permettent de revoir ce que nous pensons de l’anarchosyndicalisme, de ses luttes et de nos propres pratiques dans les mouvements sociaux, dans l’idéologie politique et dans le chemin vers la libération. Les véritables avancées et leçons de l’anarchosyndicalisme restent largement inexploitées. Spécifiquement, très peu a été fait pour examiner la contribution des anarchosyndicalistes à la compréhension de la radicalisation des travailleurs-travailleuses, de la relation entre les idées et l’activité, et de la lutte contre la totalité de la vie de la classe ouvrière. Nous nous rendrions service en concevant l’anarchosyndicalisme comme une expérience large et globale qu’on ne peut réduire à des formules étroites, des structures ou à de simples moments particuliers. Notre propre défi aujourd’hui est de trouver notre chemin pour passer à travers ce labyrinthe qu’est notre monde en mutation. Au sein de nos luttes, résonnent toujours les expériences des anarchosyndicalistes.

[i] Rocker, R. Anarchism and Anarcho-syndicalism. http://libcom.org/library/anarchism-and-anarcho-syndicalism-rudolf-rocker

[ii] Rocker, R. Anarcho-syndicalism. http://libcom.org/library/anarcho-syndicalism-rudolf-rocker

[iii] Malatesta, E. (1925). Syndicalism and Anarchism. http://www.marxists.org/archive/malatesta/1925/04/syndic1.htm

[iv] The work of Michael Schmidt and Lucien van der Walt in Black Flame and Cartography of Revolutionary Anarchism both available from AK Press shed some much needed light on challenging a Spain and euro-centric view of anarchism.

[v] Acklesburg, M. (2004). Free Women of Spain. AK Press.

[vi] Maxine Molyneux’s 1997 Ni Dios, Ni Patrón, Ni Maridos: Feminismo anarquista en la Argentina del Siglo XIX. http://www.cnm.gov.ar/generarigualdad/attachments/article/199/Ni_Dios_ni_patron_ni_marido.pdf

[vii] Bellucci, Mabel. (1989). Anarquismo y Feminismo. El Movimiento de Mujeres Anarquistas con sus logros y desafíos hacia principios de siglo. Buenos Aires.

[viii] Valle Ferrer, Norma. (2004). Anarquismo y feminismo. La ideología de cuatro mujeres latinoamericanas de principios del siglo XX. Revista del Instituto de Cultura Puertorriqueña, Nº 9, junio. San Juan.

[ix] Solidarity Federation.  (2012). Fighting for Ourselves: Anarchosyndicalism and class struggle. Black Cat Press.

[x] On the Tenant’s Strike in Buenos Aires see Juan Suriano’s 1983 La huelga de inquilinos de 1907. CEAL.

[xi] Worker’s Solidarity Alliance. The Barcelona Mass Rent Strike of 1931. http://workersolidarity.org/archive/rentstrike1931.htm

[xii] Lopez Arango, E. (1925). Syndicalism and Anarchism. http://libcom.org/library/syndicalism-anarchism

[xiii] De Laforcade, Geoffroy. (2011). Federative Future: Resistance Societies, and the Subversion of Nationalism in the Early 20th-Century Anarchism of the Río de la Plata Region. E.I.A.L Vol. 22 (2). http://www1.tau.ac.il/eial/images/vn22n2/laforcade-v22n2.pdf

[xiv] Federación Obrera Regional Argentina. (1923). Memoria presentada por la F.O.R.A al Congreso de Berlin de la Asociación Internacional del Trabajadores A.I.T. http://fora-ait.com.ar/ait/index.php?text=presentacionFORA1923

[xv] Damier, Vadim. (2011). Anarcho-syndicalism in the 20th Century. Chapter 8. http://libcom.org/library/chapter-8-ideological-theoretical-discussions-anarcho-syndicalism-1920’s-1930’s

Une réflexion sur “« Ces conversations qui se perdent – quel héritage anarchosyndicaliste?» | Scott Nicholas Nappalos, 2013

  1. Merci d’avoir traduit cet article de Nappalos qui – comment souvent pour ne pas dire toujorus – est extrêmement intéressant !
    pour la CNT AIT
    Camille
    Le 2024-03-16 06:57, CEDAS-ASCED a écrit : > Le chat dans la bibliothèque – Sempé Traduction de Lost > conversations – questionnins the legacy of anarchosyndicalism de Scott > Nicholas Nappalos, 2013 Il y a plus d’intérêt que jamais pour les > syndicats anarchosyndicalistes, leur histoire et l… > > Lire sur le blog [1] ou le lecteur [2] > > CEDAS-ASCED [3] > Lire sur le blog [4] ou le lecteur [5] > > « CES CONVERSATIONS QUI SE PERDENT – QUEL HÉRITAGE > ANARCHOSYNDICALISTE?» | SCOTT NICHOLAS NAPPALOS, 2013 [6] > > liberteouvriere > > 16 mars > > Le chat dans la bibliothèque – Sempé > > Traduction de Lost conversations – questionnins the legacy of > anarchosyndicalism [7]de Scott Nicholas Nappalos, 2013 > > Il y a plus d’intérêt que jamais pour les syndicats > anarchosyndicalistes, leur histoire et les leçons à tirer pour > l’organisation dans le contexte actuel. À son apogée, > l’anarchosyndicalisme a mobilisé des millions de travailleurs sur > tous les continents, à l’exception de l’Antarctique. Bien que > l’expérience espagnole à travers la CNT et la révolution de 1936 se > démarque, l’anarchosyndicalisme était peut-être plus fort en > Amérique latine et en Asie qu’en Europe. Malgré la profondeur de ces > expériences et l’intérêt d’aujourd’hui, notre connaissance de > l’anarchosyndicalisme est encore faible. > > L’anarchosyndicalisme est généralement caractérisé par des > principes et une forme d’organisation du syndicat anarchosyndicaliste. > L’accent est souvent mis sur la démocratie, la solidarité et > d’autres valeurs. Les aspects formels du syndicat tels que la > démocratie directe, les sections autonomes, les fédérations, > l’utilisation de l’action directe, etc., sont considérés comme > porteurs d’un pouvoir inhérent garantissant la société future > désirée. Le problème réside partiellement dans les > anarchosyndicalistes que l’on trouve facilement en anglais. Par > exemple, Rudolph Rocker, l’anarchosyndicaliste allemand qui a en > quelque sorte popularisé

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